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En véritables supermarchés du sexe à plusieurs, les sites échangistes proposent de vastes catalogues d'individus disponibles pour des expériences. Pour notre contributeur, ancien libertin lui aussi, ces sites internet font fi de la dignité humaine. Il nous explique pourquoi.
L'été nous a abreuvés de sujets passionnants tels que la fellation, la levrette chez les CSP -, le libertinage et la baie des cochons. Visiblement, l'été ne sert qu'à ça. Il est vrai que les corps dénudés et le désarroi face au temps libre encouragent la débauche et les vices. Je ne suis pas prélat, je comprends, mais je dénonce aussi. Pas le sexe en lui-même, à deux ou plus, mais la forme populaire et actuelle que revêt le libertinage à travers les sites libertins.
Si on aime la viande, allons-y, mais avons nous déjà vu une boucherie inscrire sur sa devanture : "ici de la viande délicate et raffinée, zigouillée dans le respect mutuel" ? Non. Dans une boucherie, on appelle les choses par leurs noms.
Pour comprendre ce à quoi je fais référence, il faut aller, non pas parler aux libertins, mais les lire. Écrivent-ils des livres ? Non. Ils écrivent des profils et des commentaires sur des sites dédiés. Sur ces sites, vous pourrez donc accéder à la prose philosophico-érotique desdits libertins, condensée en quelques signes.
Passons les exceptions qui ne sont là, rappelons-le, que pour confirmer la règle. Et la règle ici, c'est le stéréotype. Le stéréotype, c'est que 90% des couples se disent très amoureux. Évidemment. Cet amour est totalement détaché de l'intime et plane dans une sphère étrange qui s'appelle le quotidien. On fait les courses ensemble, on mange ensemble, mais par contre, chéri(e), pour le cul, on va voir avec d'autres. À la rigueur, on peut manger des culs. Il suffit de demander et c'est livré en trente minutes.
Ces couples sont à la recherche de quelque chose, un homme, des hommes, une femme, des couples, des trans, des trav', etc. L'idée peut être très précise et découler du fantasme du moment. La semaine dernière, c'était viande, là, j'ai envie de poisson.
Après la brève présentation du couple et de ses exigences, viennent les interdits. Les poils sont proscrits à 300%, parce que le poil, c'est sale. Alors madame ET monsieur sont épilés s'il vous plaît. Le libertin a le pubis d'un enfant. Il est propre, le sexe est largement exposé et accessible. Interdit aux plus de 35 ans, aux moins de 50 ans, aux gros, aux petits, aux blancs, aux "blacks", etc. On ne franchit pas la zone sans montrer "pattes" blanches. Viennent ensuite les coups de coeur et les dédicaces. "Love Loulou34309 et chagate32, special dedikass à Brakmar75". Le royaume des kikoulol de plus de 30 ans existe, entre jeunisme et nostalgiques de la CB.
Mais l'anomalie en question vient ensuite, sur les caractéristiques d'ambiance, de comportement et d'éducation. Que des Milord et des Milady. Difficile de trouver un couple qui n'aime pas le raffinement, le savoir-vivre, les bougies et l'élégance. Mais ô surprise, si vous allez sur les photos, vous trouverez bien souvent vulgarité et mauvais goût. Plutôt toile cirée que draps de soie, carrelage, désordre, tenues porno trash, sexes en gros plans, images de vacances découpées, des gros flash qui éclairent comme au néon un pauvre être souvent flétri ou mal entretenu, de quoi vous couper l'appétit pour un moment. Une surprenante contradiction, une incompréhension absolue du sens des mots et, soit dit au passage, de leur orthographe.
Tout cela compose la fiche lambda du libertin beauf, qui compose lui-même la plus grande partie de la population des libertins. Toujours est-il que celui-ci n'est plus à une contradiction près puisqu'il adore le mot "respect", mot fourre-tout et incompris s'il en est.
Du jeune de banlieue qui va vous donner du "respect m'sieur" à la femme qui prend la pause comme une vache laitière ou se transforme en "cul plan serré" pour la photo, ceux qui parlent de respect sont toujours ceux qui en font le moins preuve, pour les autres comme pour eux-mêmes. Comme un garde-fou, une idée qu'ils sentent confusément et qui les protège du jugement des autres.
Je vous donne pour votre peine une petite pépite trouvée, il y a quelques jours, un commentaire laissé par un homme seul sur une fiche couple où le mari donnait sa compagne à plusieurs hommes : "Super moment super hot avec fellation à pleine bouche mains liées puis pénétration anale profonde ultra hot dans une ambiance sympathique de respect mutuel. Merci." Du respect mutuel, nous n'en doutions pas une seule seconde.
Des mots et des mots sur ces fiches et commentaires et c'est bien là l'interrogation. Pourquoi tous ces mots flatteurs, prétentieux, cajoleurs ?
J'ai été libertin, j'ai connu l'ivresse, les soirées privées luxueuses et les bons endroits. Jamais, je n'ai trouvé le raffinement ni les beaux esprits.
Cette liberté sexuelle se raconte l'histoire d'une noblesse dont cette pratique est issue, d'une caste de privilégiés, de personnes au courant, dans le coup, à la mode finalement, puisque la sexualité s'affiche partout sans pudeur. De tout ça, beaucoup d'excitation et de plaisir mais, finalement, cette dorure est en toc et c'est bien le matérialisme le plus strict qui apparaît. Dieu est mort, la littérature a vécu, le tourisme de masse et le divertissement ne donnent finalement que des petites excitations de courtes durées. Le sexe libre a ouvert la voie au plaisir immédiat, internet à la consommation effrénée de plaisirs. Au passage, la disparition de la dignité et du respect.
Kant définit cette dignité comme la manière de considérer les personnes comme des fins et non comme des moyens. Dans le libertinage, chacun se perd à devenir un moyen. De la performance, de la sensation forte et des choses. On commande des objets humains qui ont une utilité et non une valeur. Chacun en se prêtant au jeu. Le relativisme moral a donné lieu à un relativisme absolu, apogée de l'âge démocratique et matérialiste.
Les plaisirs de l'esprit sont confondus avec le corps, la morale avec la débauche, le couple avec une association, les partenaires avec des outils, soi-même est réduit à un pénis, un orifice, deux ou trois. On commande du sexe comme on commande une pizza, pour combler une faim qui ne peut l'être par définition. On s'étourdit et l'on se détourne. Le temps leur rappellera peut-être qu'ils se sont vidés et non remplis, qu'ils se sont perdus à croire s'épanouir.
Ma réaction n'est pas si amère qu'elle n'y paraît, je ne juge pas tant la pratique, l'idée ou même la quête qui peut être enrichissante voire libératrice. On peut libertiner sans s'appeler libertin, on peut faire l'amour à plusieurs sans prendre les autres pour des objets. Je pointe simplement du doigt cette petite liberté qui s'habille en grande, ces gens tout nus qui se couvrent de mots pour se cacher, ce marketing des corps qui fait finalement de l'homme un produit comme un autre, entre le discours et les photos de profil où l'on montre son corps à l'autre : voilà la bidoche, voilà la bête ! Tu la veux ? Alors viens négocier. Alors, pourquoi pas la métaphore de la boucherie ? Les sites de rencontres sont des supermarchés, les sites libertins sont des boucheries, point.
J'embrassais mon amoureuse dans la rue l'autre jour, sobrement. Une vieille dame nous a interpellés en nous disant "restez dignes". Nous avons ri, elle a souri et nous sommes partis. Tout compte fait, sa remarque m'a donné à réfléchir. Elle m'a remis certaines pendules à l'heure.
J'embrasserai encore mon amie dans la rue, certes, mais j'aimerais moi aussi dire à une majorité de libertins : restez dignes ! C'est un miroir aux alouettes et ces sites ne sont pas faits pour engendrer des rapports proprement humains. Le sentiment de puissance trompeur de s'affranchir des valeurs et des contraintes détruit quelque chose d'important au passage : le respect de soi, de l'autre et la dignité de chacun. La liberté doit vivre, le libertinage via ces sites est à mes yeux moribond parce que ses membres ne prennent plus le temps de voir la beauté des choses et des personnes, les deux étant séparées, bien entendu.
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