L'étude psychiatrique de cette pratique sexuelle remonte à 1938 aux États-Unis.- Un membre du Cirque du Soleil lors d'une conférence de presse à Sao Paulo, au Brésil, en mai 2007, REUTERS/Paulo Whitaker -L'AUTEUR
Jesse Bering Jesse Bering est un psychologue évolutionnaire et le directeur de l'Institut de la Cognition et de la Culture à la Queen's University, à Belfast. Son nouveau livre, The Belief Instinct, sera publié en Février (sous le titre The God Instinct au Royaume-Uni). Il écrit également la chronique «Bering in Mind» pour le Scientific American et travaille actuellement sur un livre à propos de la sexualité humaine. Son site web est
http://www.jessebering.com" onclick="window.open(this.href);return false;.
La fellation, banale mais toujours fascinante Ceci n'est pas une pipe, c'est un viol Bien avant d'être un expert sur quasiment toutes les choses du sexe, j'ai fait comme de nombreux jeunes garçons avant moi: mettre mon pénis dans un rouleau d'essuie-tout vide, et aspirer avec entrain l'extrémité du carton. Bon, ce n'est peut-être pas arrivé à tout le monde; le principe de succion me laissait relativement perplexe. Et aujourd'hui, cette histoire me gêne un peu, même si cela fait plus d'un an et que j'en sais maintenant bien plus sur la fellation. Ça va, calmez-vous, je rigole.
Enfin, presque. J'ai vraiment tenté la chose, mais je devais avoir 12 ou 13 ans et, pour vous donner une meilleure idée du piteux état de mes connaissances sensuelles à l'époque, cela correspond à peu près à l'âge où, tout fier de moi, j'étais allé dire à ma sœur aînée qu'une «pipe» consistait à souffler délicatement sur l'anus d'autrui.
Pour éviter des malentendus similaires, définissons précisément nos termes. L'auto-fellation, cette question que nous prenons aujourd'hui en main – ou plutôt, sans les mains –, consiste à mettre ses propres organes génitaux dans sa propre bouche et à en tirer un plaisir sexuel. La terminologie est ici importante, car il y a au moins une équipe de psychiatres ayant écrit sur le sujet qui distingue l'auto-fellation de l'«auto-irrumation». Dans le sexe non-solitaire, le gros de l'action d'une fellation vient de la personne qui suce, tandis que l'irrumation repose davantage sur son élément pénétrant et la bouche de l'autre personne ne sert ici que de réceptacle passif au pénis. (D'où toutes les expressions fleuries et à la connotation agressive signifiant vulgairement l'irrumation – du «baisage de bouche», en passant par le «défonçage de gueule», et autres joyeusetés).
Quoiqu'il en soit, ma tentative puérile au rouleau d'essuie-tout était tout simplement un «plan B», une manière vaine de contourner les obstacles anatomiques évidents qui m'interdisaient d'accéder à l'auto-gratification orale. Et de l'avis général, je n'ai pas été le seul à cogiter sur ce plan B. Avec ses collègues, Alfred Kinsey précisait dans Le comportement sexuel de l'homme, que «[a] une partie très importante de la population rapporte des tentatives d'auto-fellation, du moins au début de l'adolescence». Malheureusement, vu que notre espèce est dotée d'une agaçante cage thoracique et d'une colonne vertébrale réticente, Kinsey estimait que seulement 2 ou 3 hommes sur 1.000 étaient capables de réaliser cette prouesse.
L'histoire veut que le poète décadent Gabriele d'Annunzio se soit fait retirer un os pour faciliter la chose, et il y a aussi ce vieux sketch du Saturday Night Live dans lequel Will Ferrell s'inscrit à un cours de yoga uniquement pour devenir assez souple et arriver à sucer son organe personnel. Mais la vérité est souvent bien plus étrange que la fiction. En 1975, la psychiatre Frances Millican et ses collègues décrivaient le cas éminemment réel d'un patient «très perturbé» qui avait appris le yoga pour cette raison précise.
Maintenant, vous pensez certainement que pour ceux appartenant à ces 0,25% d’ultra-pliables, c'est toujours la fête à la maison. (Tout le monde connaît ces bonnes blagues sur le fait d'avoir tout à domicile). Mais réfléchissez-y à deux fois. L'histoire de la pathologisation de ce comportement est aussi longue que malencontreuse; pour de nombreux psychiatres, les adeptes de cette pratique sont sexuellement inadaptés, coincés dans un état infantile de dépendance au sein maternel, ou même pressés par des désirs homosexuels refoulés.
Prenez le cas observé par les psychiatres Jesse Cavenar, Jean Spalding, et Nancy Butts, qui décrivaient en 1977 un jeune militaire esseulé de 22 ans pratiquant l'auto-fellation depuis l'âge de 12 ans. «Le fait de ne pouvoir, physiquement, qu'atteindre son gland, et de vouloir en atteindre plus» le rendait fou. Honnêtement, cela devait être tellement – attendez, quel est le terme... je l'ai sur le bout de la langue – frustrant, pour ce pauvre soldat. C'est le crève-cœur ultime: tellement près et pourtant si loin.
Depuis l'époque de Freud, les psychanalystes ont mis le paquet sur l'auto-fellation. Dans un article de 1971, le psychiatre Frank Orland, dans un langage jargonnant typique, entend disséquer les fondements «symboliques» de l'auto-fellation, qu'il conceptualise en un «cercle de narcissisme» virtuel:
«...l'auto-fellation représente une recréation de l'état infantile précoce dans lequel les représentants intrapsychiques des objets externes sont séparés de l'auto-objet, dans une symbiose parasitique coexistante à l'objet externe. A travers le phénomène de l'auto-fellation, l’ego ré-établit sa maîtrise nécessaire sur le représentant de l'objet externe pour se défendre contre la perte de l'objet et pour restaurer la fusion parasitique qui le lie au sein nourricier.»
Et voilà, mesdames et messieurs, du pur psycho-charabia – et je vous le dis en tant que psychologue. Parfois, les gens ont juste envie de lécher leurs propres organes génitaux parce que ça leur fait du bien. Évidemment, il y en a toujours certains, comme l’étrange maître yogi, qui en font un peu trop et chez qui l'auto-fellation relève de la maladie mentale. Le soldat sus-cité, celui qui ne pouvait pas aller assez loin, était tellement frustré par son fantasme demi-accompli que lorsqu'il se masturbait à l'ancienne, il ne réussissait à jouir qu'en imaginant qu'il s'auto-suçait.
Le tout premier cas d'auto-fellation documenté en psychiatrie, publié dans l'American Journal of Psychiatry [Revue américaine de psychiatrie] et remontant à 1938, fut aussi le plus scandaleux et le plus pathologique. Le patient était un vendeur de 33 ans qui, avant d'être examiné par les psychiatres de Yale Eugen Kahn et Ernest Lion, venait tout juste de passer 60 jours en prison pour agression sexuelle. «Parmi ses pratiques perverses», expliquent les auteurs, se trouvaient «la pédophilie, le cunniliguisme, des actes homosexuels (fellation, sodomie et masturbation mutuelle), l'exhibitionnisme, le transvestisme, le fétichisme, l'algolagnie, le voyeurisme et la scopophilie».
Mais ne vous en faites pas pour ces paraphilies gentillettes. Non, ce qui intriguait tout particulièrement les psychiatres, c'était une manie bien moins courante. C'est qu'il était visiblement un roublard du touche-pipi, leur patient. Les auteurs le décrivent comme quelqu'un de plutôt efféminé dans son allure, sa démarche et son maniérisme; d'une taille d'1m57 – «plutôt mince et avec des hanches larges», écrivent-ils, il possédait «une implantation typiquement féminine des poils pubiens» et un «réflexe nauséeux léthargique».
Le patient était le troisième enfant d'une fratrie de huit, et avait grandi dans une famille stricte, religieuse contre laquelle, selon les médecins, il s'était rebellé en en violant ostensiblement les valeurs morales. Interrogé par les psychiatres sur les origines de son intérêt pour l'auto-fellation, le vendeur tourmenté se rappelait d'un «garçon infirme» qui, lorsqu'il avait 14 ans, l'avait invité à pratiquer le sexe oral avec lui.
Le patient, timide, avait décliné l'offre, mais l'idée fit quand même son petit bonhomme de chemin et, manquant de courage pour approcher quiconque, il décida de s'en prendre à lui-même:
«Il s'y attelait toutes les nuit, pouvant petit à petit à plier son dos davantage, et y arriva enfin, en août 1923».
(Le 89ème anniversaire de cet événement approche, au cas où vous auriez envie de le noter dans votre agenda). Et cela lui plut – tant et si bien, en fait, que parmi la longue litanie des perversions qu'il appréciait, l'auto-irrumation devint instantanément sa pratique auto-érotique favorite.
D'une manière digne du vieux chien de Pavlov, les auteurs décrivent même comment l'excitation sexuelle de cet homme s'accompagnait depuis ce jour d'un «sentiment de constriction dans la gorge». Ce qui devait être une sensation terriblement gênante, j'imagine, et apparemment pas évidente à résoudre. «Il essaya de trouver des gratifications de substitution plus sûres», expliquent les auteurs, «en fumant, ou en stimulant son pharynx avec une banane, une poire vaginale, ou un manche à balai. Ce qui lui procurait divers degrés de satisfaction». Et, visiblement, il arriva aussi à se débarrasser de la timidité et du manque de confiance en lui qui le paralysaient adolescent – il adorait tout particulièrement s'auto-sucer devant un public outré.
Depuis cette étude de cas initiale menée par Kahn et Lion, quelques spécialistes se sont engouffrés dans la brèche et ont tenté, pour la plupart d'entre eux, de lister les dénominateurs communs à tous ceux chez qui l'auto-fellation est préférée à d'autres pratiques sexuelles. Dans un article de 1954 de la Psychoanalytic Review [Revue psychanalytique], par exemple, William Guy et Michael Finn voient l'émergence d'un schéma récurrent. «Dans toutes les descriptions cliniques», observent les auteurs, «on retrouve très souvent les termes de sensible, timide, efféminé et passif». J'imagine que c'est le code pour «pédé» et, d'ailleurs, d'autres auteurs n'ont pas hésité à noter explicitement les désirs homosexuels, refoulés la plupart du temps, des adeptes de l'auto-fellation.
En réalité, à en juger par la littérature compulsée, il semblerait que l'une des questions psychanalytique majeures, attendant encore une réponse satisfaisante, soit de savoir dans quelle mesure la pratique de l'auto-fellation – ou peut-être même simplement le désir de le faire – signifierait une attirance érotique latente pour les personnes du même sexe. Je soupçonne, cependant, que la surreprésentation des gays dans les études de cas archaïques reflète tout bonnement le contexte culturel de l'époque.
Les recherches psychiatriques les plus récentes sur l'auto-fellation datent de la fin des années 1970 (ce qui correspond, environ, à l'époque où l’emprise particulière de Freud sur la psychiatrie a perdu de sa vigueur), et les plus anciennes des années 1930; les hommes décrits dans ces études devaient donc par définition faire face à des normes morales sans aucun fondement et proscrivant l'homosexualité. En d'autres termes, il était très difficile d'atteindre les pénis d'autres hommes. Il n'est donc pas terriblement surprenant qu'un individu ayant trop peur de demander une fellation à un autre homme développe de graves névroses après s'être laissé séduire par son propre pénis.
En 1946, un article de l'American Journal of Psychiatry illustre parfaitement le phénomène. Il décrit un sergent-chef (à ne pas confondre avec le militaire que nous avons croisé tout à l'heure) de 36 ans, très intelligent, bien de sa personne, mais puceau et à l'homosexualité honteuse. Selon ce document officiel, il s'était fait une auto-fellation pour la première fois à l'âge de 13 ans, mais sa «pulsion» le terrifiait tant qu'il n'avait pas recommencé depuis – pour finalement succomber à la tentation un mois avant son admission en psychiatrie.
Après s'être fait une pipe en privé, le sergent devint atrocement paranoïaque et persuadé que, d'une manière ou d'une autre, ses camarades de caserne en avaient eu vent et que toutes les petites messes basses, clins d’œil et autres sourires en coin concernaient sa transgression. Après avoir entendu un «suceur de bite» fuser joyeusement et nonchalamment parmi les troufions, il prit la remarque pour lui et fit une dépression nerveuse.
La fin de son histoire est tout aussi triste, car après avoir été rassuré par les médecins sur sa paranoïa, le sergent fut malgré tout mis à pied pour «mauvaise adaptation au métier militaire». Les thérapeutes qui suivaient son cas, le Major Morris Kessler et le Capitaine George Poucher, arrivèrent à une conclusion avec laquelle mon petit doigt me dit que vous ne serez pas d'accord: «L'autosuffisance sexuelle», écrivent-ils, «que ce soit par la masturbation ou l'auto-fellation, témoigne d'une affinité pour les individus de son propre sexe». Ce qui signifie que si vous aviez été un adepte de la veuve poignet en 1946, mes chers amis hétérosexuels, on vous aurait étiqueté en pervers homosexuel occulte tellement fan des pénis qu'il ne peut s'empêcher de se faire des branlettes à lui-même.
Ce cas aurait fait les gros titres s’il avait éclaté à l'époque de Clinton, quand la doctrine «Don't Ask, Don't Tell» pesait sur les homosexuels dans l'armée. Et honnêtement, la fin de ces temps imbéciles me donne envie de dire bon débarras. Chacun son truc – une formule qui peut être prise au premier degré avec l'auto-fellation.
Je sais, je sais, je n'ai même pas eu la chance de parler de l'auto-cunnilingus chez les femmes. Compte-tenu de l'obstacle anatomique encore plus insurmontable lié à l'absence d'un appareil reproductif protubérant, une telle pratique est peut-être tout bonnement impossible. J'avoue mon ignorance; et il n'y a rien dans la littérature scientifique qui en atteste. L'équivalent féminin le plus proche de l'auto-fellation sur lequel je sois tombé décrit des femmes tétant leurs propres seins, que ce soit pour des raisons sexuelles ou non. Un thérapeute décrit une telle habitude chez une patiente particulièrement indépendante. Quand il l'interrogea sur ses motivations, elle lui répondit tout simplement «J'ai faim». Mais c'est un autre sujet, pour un autre article et un autre jour.
Jesse Bering
Traduit par Peggy Sastre