Article de Psychologies Magazine, qui me parle... notamment ce qui concerne la hiérarchisation des jouissances.
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Une femme à la conquête de l’orgasme raconte tout. Elle se mouille, pourrait-on dire si le mot ne prêtait à équivoque. Pourtant il s’agit bien de cela : du corps qui tremble, s’émeut, exsude, cherche l’acmé d’un plaisir tant décrit, tant fantasmé, tant convoité. Cette femme, Isabelle Yhuel, est journaliste et a l’habitude de recueillir le témoignage de ses contemporaines. Dans Les Femmes et leur plaisir (JC Lattès), elle se met en scène pour décrire au plus juste, au plus cru, son itinéraire de femme vers la jouissance. « J’ai voulu raconter les pulsions, les émois, les états de faits et d’émotions avec lesquels cette femme que je fus s’est débattue. » Les confidences qu’elle recueille chez d’autres femmes lui confirment que son histoire est exemplaire : « Celles dont l’itinéraire commence par une sexualité en berne, les “pas douées”, celles qui se croient des ratées du sexe, celles qui ignorent que l’anorgasmie, comme on dit aujourd’hui, est un point de départ pas plus bancal qu’un autre pour s’embarquer dans l’existence. »
Et puis un jour l’orgasme est au rendez-vous et la rassure : elle n’est pas frigide. Elle découvre la question essentielle : et si l’enjeu de la jouissance était ailleurs ? Notre dossier démarre par le récit d’un parcours initiatique d’une femme d’aujourd’hui. Extraits.
Le corps anesthésié : “Il jouit, je m’absente”
« La belle endormie, la pâle Ophélie qui chaque soir se noie de sommeil dans un coin du grand lit, c’est moi. J’ai 20 ans, des nuits profondes et longues prises dans la vase d’une lourde torpeur. Auprès de celui que j’aime, je n’ai à déposer que mes fatigues d’enfant épuisé sans raison, repos innocent d’une qui ne se sait pas femme et qui, inatteignable, flotte près du corps de l’homme. Pourtant, jour après jour, celui-ci répète les gestes d’un jeune amant ; pudique et maladroit, il caresse, curieux, s’arrête, surpris de ce que finalement un corps de femme, ce soit ça, intrigué, apeuré un peu ; et je ne peux le rassurer, j’ignore, autant que lui, ce qu’est un corps de femme. Alors, toute virilité en avant, il se lance, pénètre avec égard mais fermement, se crispe, creuse son avantage, souffle, s’essouffle, crie, éjacule. Repu, il dépose sa légitime fatigue auprès de celle qu’il vient, croit-il, d’aimer. » […]
« J’ai 20 ans, je suis libre, un homme m’aime et je l’aime, alors pourquoi n’ai-je à lui offrir qu’un corps indolore[…] ? Pourtant je me serre dans les bras de Fatou. […] Je touche ses cuisses, je l’embrasse de toute ma bouche, je m’enroule à son torse comme une naufragée dans la tempête, je me jette à sa tête, je l’aime, je l’aime… à corps perdu, hélas, car aucune étincelle ne jaillit de nos corps mêlés l’un à l’autre. » […]
« A 20 ans, certaines[…], grandies un peu bancales, humiliées, désavouées, trop souvent obligées de mimer ce que les autres attendent d’elles plutôt que d’être, trouvent leur première liberté dans un refus obstiné, celui de se donner, par peur, une fois encore, de se perdre. Etre froide, c’est se mettre en attente, se tenir hors champ, camper sur ses positions d’observatrice. C’est s’offrir une chance de trouver sa propre parole de corps à soi.
La frigidité ? Une forme de rébellion. » […]
La découverte : “Mon désir me conduis là où je ne voulais pas aller”
« Soudain, je ne suis pas sûre, est-ce un pli du drap qui ainsi caresse ma nuque, ou bien Marthe s’applique-t-elle à lisser le col de ma veste de pyjama ? Est-ce une main de femme qui touche cette peau, me ramenant au bébé que je fus […] ? Je n’aime pas les corps de femmes : je peux les trouver beaux mais jamais désirables. Toujours m’a paru incompréhensible le désir des hommes qui naît de ça, d’un corps de femme. […] Toujours j’ai été convaincue, sans l’avoir jamais vérifié, qu’une main de femme ne saurait que me laisser de marbre, ou pire me faire virer au dégoût. Marthe a relevé mes cheveux et s’est glissée dessous, elle souffle, légère, sur mon cou, dégage mes omoplates de la veste de soie pour souffler un peu plus bas. Je ne sais pas ce que cela me fait, je sais juste ce que cela ne me fait pas ; je ne suis ni anesthésiée ni écœurée, je ne bouge pas, je respire à peine, je veux qu’aucun signe ne m’échappe, rien qui puisse être interprété comme un encouragement ou, au contraire, comme une exhortation à arrêter. J’attends. Puisque je ne sais pas ce que je veux, j’attends. » […]
« Incroyable, ça vit, là, à l’intérieur, ondes involontaires et délicieuses, […] celles qui ne répondaient à aucune injonction et qu’aujourd’hui je sens. Pourquoi aujourd’hui ? Délicate amplitude, je voudrais que ça dure, dure, dure, je serre mes cuisses autour de ces doigts de Dieu qui m’agitent, […] ça y est ils fourmillent, cadence, rythme, oh là là, doigts de femme qui me révèlent le vagin, pas trou du tout mais creux, caverne, grotte habitée, peuplée, vide plein de replis de chair rugueux, intérieur aussi vivant que l’extérieur, aussi épais, dense, mouvant, feu qui prend aux parois, s’étend, gagne peu à peu chacune de mes cellules, vagin, lèvres, sexe, cuisses, ventre, seins, bras, jambes, cheveux, plus de morceaux, tout le puzzle enfin uni, plus de fractures entre les parties, corps reconstitué, fluide, un, seul, et qui crie. » […]
«Voilà, je me doutais que, laissé libre, mon désir n’en ferait qu’à sa tête, qu’il me conduirait n’importe où et surtout là où je ne voulais pas aller. Ce n’est pas ça que je voulais, pas comme ça, surtout pas comme ça. Je voulais aimer tranquillement un homme tranquille qui me procurerait une douce jouissance pas dérangeante. Je marche, raclant, hargneuse, les pavés de Saint-Amand qui m’a donnée, à mon corps défendant, une amante. » […]
La délivrance : “Tout m’échappe et je ris”
« Il a jonché le lit de corolles de fleurs sans tige et me demande de poser mon sexe sur ce tapis de sexes humides. Trois jours que nous sommes dans cette petite maison d’une île d’Italie […]. Champagne, miel, melons, pêches, abricots, gingembre confit, fenouil et sarriette, et piment rouge aussi, romarin, et poissons grillés, et des bouteilles qui sommeillaient à la cave que nous avons réveillées, et des gâteaux à la rose de chez Ladurée […], la durée, tout ce que je désire depuis toujours, du temps, du temps, le temps de se frôler, de se serrer, de rire, de converser, de jeter des regards, d’en ramasser, de rêver, de se saisir, de jouer le jeu […], de danser enlacés nus sur un slow non identifié. Et là des fleurs comme des nénuphars couvrent le lit pour une Ophélie vivante qui dériverait au long de la rivière sans s’y noyer. Au contraire, la chaleur monte, il lape le champagne qu’il a versé frais dans mon nombril, plus tard je m’allonge de tout mon corps sur lui, chaque millimètre de ma peau au contact de la sienne, adhérer totalement l’un à l’autre, brasier commun, monter au bord, tout au bord du cratère, se retenir, ne pas glisser dans la fournaise, pas encore. Il boit, je fume, je pose ma tête sur sa cuisse, haut, à l’endroit du pli de l’aine, comme une petite île de peau tendre préservée de l’enfance, une île dans l’île qu’est ce grand corps échoué sur cette île d’Italie. » […]
« Du bout des mots, du bout du corps, il me laisse faire, attentif, c’est si bon pour moi, il le sent, il le veut, alors il ne brusque rien, surtout pas d’empalement mais un long glissé-coulé, le rythme exactement, la brise en mon sexe que j’enserre, plus rien à retenir, ça va, vient, vit tout seul. Et une pensée alors surgit comme pour autoriser la délivrance : “Rien ne m’oblige à le raconter à ma mère.” Alors tout m’échappe et je ris, chaotique, comme je crie. » […]
La jouissance : “Que la vie soit un amant”
« J’ai émergé de cette jouissance comme nettoyée, lavée de toute histoire personnelle. Les liens se sont tranchés : plus d’entraves. Une femme qui naît parce qu’enfin son corps peut oublier celui de la mère, la peau de la mère, les os de la mère, pour “s’abaisser” à s’abandonner à un inconnu. Et ce fut Jean-Honoré.[…] De quoi s’agit-il donc dans la jouissance ? D’accepter que l’autre soit autre, étranger, à distance, le contraire du frère, ce qui vous contraint, dans un même élan, à laisser surgir de vous l’étrangère qui habite ce point reculé de vous-même où vous ne vous connaissez plus. » […]
« Elle est là l’erreur, tout ramener à une petite idée de bonheur sexuel, d’orgasme vaginal, avec pour prix le fait de ne pas voir toutes les autres jouissances possibles, dont la pensée, dont l’écriture, dont la nourriture, le lien à la nature, aux livres, à la musique, à certaines odeurs, au crissement des pas sur les feuilles or et feu du Luxembourg, au simple fait d’être assise là et d’écouter le silence, tant d’autres choses, énumération sans fin. Question : pourquoi la société a-t-elle besoin de créer une hiérarchie des jouissances, et dans celle-ci de placer au plus haut la sexualité […] ? Et si cet orgasme autorisé n’était là, étalé en pleine lumière, que pour mieux dissimuler le reste, c’est-à-dire que ce serait à chacun, pour soi-même, de trouver là où il jouit, là où il jubile avant la mort inéluctable ? […] Dès Fatou j’ai connu des tendresses, des rires, des sueurs échangées, du bonheur en somme, mais je ne pouvais pas le voir, rivée que j’étais à cette étoile du berger, à cette Vénus inatteignable : la jouissance physique. Quand j’aurais pu éterniser chaque instant de mon être, jouir du matin frais et de la lourde nuit parfumée si adorablement enlacée à Fatou, des talons solitaires qui résonnent dans les ruelles vides, […] d’un lit de coutil frais dans la brûlure de l’été, d’une phrase : “Des étoiles dans les yeux, des voiles sur ses cheveux, des cyclamens et des violettes sauvages…”, oui, se laisser couler dans le mouvement, le rythme, la cadence de Virginia Woolf pour laquelle la vie, en ses actes les plus simples, en ses myriades de facettes, était un amant. C’est ça, que la vie soit un amant. » […]
Orgasme : Une invention récente
A en croire “Le Petit Robert”, l’orgasme n’a pas toujours été une partie de plaisir. Jusqu’au XVIIe siècle, ce mot (du grec orgân, « bouillonner d’ardeur ») désigne un accès de colère. Ainsi, nos ancêtres pouvaient-ils prétendre avoir eu un orgasme à la moindre crise de rage. Un siècle plus tard, il est classé dans les pathologies. En effet, dans l’“Encyclopédie” de Diderot et d’Alembert, on apprend que certaines personnes, très nerveuses, sont sujettes à des « attaques d’orgasme », à savoir des manifestations hystériques violentes. Ce n’est qu’aux alentours de 1830 qu’il devient synonyme de satisfaction sexuelle. D’éjaculation plus exactement car, puritanisme oblige, l’orgasme est l’affaire des hommes. Les femmes n’y auront droit qu’au
XXe siècle ! Dès lors, elles se trouveront dotées de deux types d’orgasme : le clitoridien – peu valorisé, car mentalement associé à la masturbation, prétendument preuve d’immaturité – et le vaginal – supposé plus noble, car fruit du coït, donc généreusement octroyé par le mâle.
Enquête : Au cœur de l’intime
Quand une femme connaît l’amour avant le plaisir, elle s’interroge. Isabelle Yhuel est journaliste. Elle a enquêté sur elle-même. Dans “Les Femmes et leur plaisir” (paru chez JC Lattès), elle explore son corps, ses émois et ses doutes.
Cette filature guère policée n’est pourtant pas impudique. Pour mieux se comprendre, Isabelle interroge George Sand et son impatience à trouver l’orgasme, tout autant que Madame de Sévigné, frigide mais jouisseuse de vie. Elle revisite Freud et son entêtement à valoriser le plaisir vaginal et donne la parole aux expériences d’autres femmes. Chacune pourra y retrouver une part de son vécu intime.