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Sadomaso, mon amour
publié le 29/10/2011 à 08:00
Trois ouvrages, trois époques, ou comment décrypter les délices et méfaits des inépuisables perversions sexuelles. Entre bordel et couvent, une sacrée raclée!
Les mots de flagellation, de fustigation font simplement fantasmer. Mais le fouet fait toujours entendre sa sinistre zébrure. Qui ne se souvient du martinet qui enseigne à l'écolier rebelle la morsure de la discipline? On pense aussi avec effroi aux lourdes lanières qui déchirent le dos de l'esclave récalcitrant. Enfin, comment ne pas évoquer le roi Xerxès qui fait, dans un geste de folie, fouetter la mer coupable d'avoir englouti ses vaisseaux? Mais le fouet est aussi instrument de jouissance, couplé au sexe. Plaisir de fustiger, d'humilier, de battre une chair frémissante.
Tiré de l'obscurité par le psychiatre Philippe Brenot, le médecin François-Amédée Doppet, né en 1753, est l'auteur de ce curieux Traité du fouet (1788) écrit à la lueur de la Révolution naissante. Doppet en appelle à toute une tradition qui fait du fouet le puissant excitant sexuel palliant un impossible coït masculin. Ce petit livre, d'une lecture très réjouissante, oscille entre le bordel et le couvent, hauts lieux du dérèglement sexuel. C'est au bordel que les prostituées fouettent leurs clients pour les faire jouir. Dans les "temples de Vénus" de la capitale affluent tous les damnés du sexe: libertins surannés, vieux magistrats impuissants, hommes d'Eglise décharnés sans vigueur; tout ce petit monde incapable d'honorer la femme par la voie naturelle vient chercher chez la fille de joie la bienfaisante raclée. Le médecin Doppet veut revenir aux voies de la bienfaisante nature. Scientifique rigoureux, il constate à la base du mal une stagnation sanguine dans le bas du dos qui inhibe l'érection. Une bonne raclée dans la région lombaire suffira donc à tonifier le membre, à ranimer la flamme. Il n'a pas de mots assez durs contre le couvent, lieu où la jeunesse se fane, où un célibat contre nature engendre une frustration intolérable; le sexe hante, en sa clôture, tous ces jeunes gens. L'évident anticléricalisme des Lumières pousse Doppet à dénoncer le cilice et l'autoflagellation: "Il serait nécessaire de supprimer l'usage des flagellations dans tous les couvents, puisqu'elles peuvent ranimer le physique de l'amour ; on ôterait par là le ressort le plus excitatif." Couvent et bordel, par une étrange affinité, couvent l'excitation sexuelle.
Le grand théâtre de la sexualité déviante
Sade (1740-1814), illustre contemporain de Doppet, n'aura pas ces délicatesses. L'homme "aux goûts cruels" fera de ses machines à jouir le but suprême de l'existence. Plus tard, il reviendra à l'illustre psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) de donner la première analyse scientifique du sadisme comme perversion. Dans sa très fameuse Psychopathia sexualis, inventaire canonique des fleurs du mal, il établit que battre, humilier, souiller voire tuer sont, pour certains hommes, la seule voie vers l'orgasme. Jamais la cruauté n'a fait aussi bon ménage avec le sexe. Sur le mode mineur, il y a les simples fantasmes de flagellation ou la volonté de souiller des vêtements féminins. L'"assassinat par lubricité" conduit aux pires horreurs. De Jack l'Eventreur à son homologue français, Vacher l'Eventreur, qui dépèce des prostituées ou des fillettes, en passant par le consommateur averti d'organes génitaux ou d'entrailles saignantes, Krafft-Ebing donne à voir le grand théâtre de la sexualité déviante. Dans des cimetières, des nécrophiles s'accouplent avec des mortes, des hommes prennent du plaisir à voir brutaliser des animaux. Même la femme frigide ne le cède en rien à l'homme. Si Krafft-Ebing décrit avec force détails cliniques la perversion, il bute néanmoins sur la sombre opacité du fantasme dans lequel le malade est empêtré.
Enfin, pour les sadiens et les curieux, signalons une merveille d'ingéniosité due à Frank Secka. "Livre animé à rapprocher de petits théâtres de papier, figurines à habiller, profils noirs à découper contemporains de Sade, Sade upest une libre évocation en dix tableaux de l'univers sadien, du libertinage au château des tortures. Le corps y est inépuisable." Dans cet univers d'images amovibles qui double les romans du divin marquis, la Raison, grand espoir du XVIIIe siècle, culmine dans la guillotine, signe avant-coureur des horreurs à venir, explique Michel Surya dans sa belle préface.