Citation :
«Tina, 19 ans, mince, gros seins, très jolie.» «Wendy, 22 ans, 50 kg, un corps mince et musclé.» Les descriptions sont cliniques. Le narrateur s’attarde sur les poitrines, le regard lors de l’acte sexuel, la chambre et les capotes par terre. Dans le roman graphique Vingt-Trois Prostituées, le Canadien Chester Brown raconte huit ans de sa vie, de 1996 à 2004, où il a payé pour avoir des relations sexuelles. En noir et blanc, dans un style épuré, le dessinateur de Toronto se lance ainsi dans une longue défense argumentée de la prostitution. Juin 1996 : Chester Brown est en train de dessiner. Sa petite amie de l’époque, Sook-Yin, entre dans la pièce et lui explique «qu’elle est en train de tomber amoureuse de quelqu’un d’autre». Il réagit à peine, accepte la situation sans se battre.
Une étrange cohabitation commence, puisqu’aucun des deux ne déménage. Chester rencontre le nouveau compagnon de son ex. Le soir, il travaille ou bouquine dans son lit, et il les entend faire l’amour. Mais lui ne veut pas séduire. Il a eu peu de relations dans sa vie. Il considère qu’elles se sont toujours mal déroulées, qu’être en couple a gâché l’amitié, qu’au fil du temps cela implique plus de contraintes que de plaisir. Pendant plus d’un an, il n’a pas de contact physique avec une autre personne. Alors qu’il approche de la quarantaine, il est convaincu qu’il n’aura «plus jamais de copine». Un jour de 1997, lors d’un festival de BD, il paye 50 dollars pour avoir l’autographe d’une playmate. Il se dit que, pour le même prix ou juste un peu plus, il ferait peut-être mieux de se payer des prostituées. Le temps de surmonter son appréhension de la police et du crime organisé, il contacte une certaine Carla. Il se rend chez elle, persuadé qu’il va finir en prison ou être détroussé. Finalement, tout se passe bien, même s’il jouit en moins de dix secondes. Il est conquis. Il décide désormais de n’avoir que des relations sexuelles tarifées. Il estime que l’on peut être heureux sans être amoureux.
Lunettes. On ne voit jamais le visage des prostituées, leurs noms sont changés, certaines de leurs anecdotes intimes ne sont pas racontées : Chester Brown ne voulait pas qu’on puisse les reconnaître. Si le récit est cru - sur le corps des femmes, les pénétrations, les fellations, sur le sexe mou du narrateur avant ou après l’amour, sur ses peurs de jouir trop vite ou de ne pas bander du tout -, l’histoire n’est jamais vulgaire. Au contraire, on s’attache à cet homme qui essaye d’être le plus rationnel possible mais qui paraît surtout complètement perdu. Archétype du type timide, chauve et à lunettes, il est souvent dominé par ces femmes qui regardent la télé pendant l’acte, refusent d’embrasser ou de montrer leurs seins.
Absurdité. «Chester Brown n’est pas de ce monde. Il est probablement le résultat de l’un de ces enlèvements perpétrés par des extraterrestres au cours desquels ils plantent une aiguille dans l’abdomen d’une femme pour la féconder», écrit Robert Crumb dans la préface. Cette hypothèse est la plus probable tant le narrateur semble en décalage avec son entourage. Lorsqu’il ne passe pas du temps avec les prostituées, il essaye de convaincre ses amis de l’absurdité d’une interdiction totale et de la pénalisation des clients. Les 50 dernières pages ne sont qu’une longue postface où il continue de développer son point de vue et essaye de déconstruire des idées comme «les clients achètent les femmes». Il discute aussi des questions de violence, de trafics des êtres humains, de la «commercialisation du sacré» ou de «l’objectification sexuelle». Si l’ouvrage est avant tout une magistrale BD, très efficacement menée, il risque aussi de faire évoluer le point de vue de nombreux lecteurs sur la prostitution.
http://next.liberation.fr/sexe/2012/10/ ... les_857397" onclick="window.open(this.href);return false;