A Grenoble, une exposition retrace un siècle de lingerie, et évoque la mémoire industrielle des Lou, Valisère, Playtex.
Publicité pour le soutien-gorge n°9 de LOU (1961). Illustration de Brenot. - Photo Coll. Musée de la Viscose
Encore une histoire de culottes et de dessous ? De bas de soie et de combi sexy? Oui, mais pas tout à fait, et plus que ça : avec l’exposition «Les dessous de l’Isère. Une histoire de la lingerie féminine», présentée au Musée dauphinois de Grenoble (1), et le livre éponyme, on parle certes du corps des femmes, de lingerie, de dentelles, mais on parcourt surtout l’histoire de l’industrie textile (et de ses ouvrières) liée à la fabrication des sous-vêtements féminins, l’activité économique de cette région, depuis la fin du XIXe siècle aux années 2010, à laquelle sont liés des noms comme Lou, Valisère, Playtex, Wonderbra. Une histoire sociale, économique, culturelle, sociale, qui évoque aussi les canons de beauté, la pudeur, la morale sexuelle. Au Musée dauphinois, «nous nous intéressons de près au patrimoine industriel», explique Franck Philippeaux, conservateur du patrimoine et commissaire de l’exposition. C'est un musée de société, où ont déjà été retracées l’histoire de l’industrie papetière en 2005, la mémoire ouvrière, avec l’exposition «Etre ouvrier en Isère», en 2008, des mémoires plutôt masculines. Cette fois, le musée a choisi de présenter un siècle d’évolution des mœurs, de notre rapport au corps et à l’intime au sein même de ce bassin d’industrie textile. Quelques fils, avec Franck Philippeaux.
Pourquoi un livre et une exposition sur le patrimoine des sous-vêtements ?
Sans doute parce qu’ils en disent long sur leur époque, sur notre société, sur l’évolution de l’image du corps des femmes. ici, ils racontent le rôle des femmes dans l’industrie iséroise. La lingerie est le fil conducteur d’une histoire sociale et culturelle où le statut du corps prend toute sa place. Pendant plus d’un siècle, des milliers de femmes ont travaillé dans ces usines, chez Valisère, dès 1913, puis Lou dès 1946. Valisère emploie plus de 1 000 salariées en 1935, autant chez Lou en 1964, sans compter les ouvrières qui piquent chez elles. Peu d’historiens ont étudié ce secteur, sans doute parce que, comme le fait remarquer Chantal Spillemaecker [conservateure en chef du patrimoine au Musée dauphinois, ndlr], quand Lejaby ferme en 2003 ou Playtex en 2010, «les petites mains font moins de bruit que les gros bras de Caterpillar».
Vous parlez de matrimoine...
Oui, c’est le trousseau de la future mariée, qu’on commence à constituer entre femmes dès l’âge de 12 ou 13 ans de la jeune fille: tout bon trousseau doit rassembler linge de maison, linge de corps. Il a une fonction pratique et une valeur symbolique, se transmettant d’une mère en fille pendant des générations, d’où cette notion de matrimoine, l’héritage de biens transmis entre femmes. Des heures de couture, de rapiéçage, de transmission d’un savoir-faire aussi, y compris en ce qui concerne l’entretien du linge, qui doit durer toute une vie : laver mais sans user, repasser pour aseptiser. Marquer son linge aussi, avec des normes strictes : le linge de maison comportent les deux initiales des noms de famille des époux, ce qu’on appelle «chiffrer le linge», tandis que le linge des demoiselles est marqué, lui, à des emplacements précis : sous le bras droit pour les camisoles, les bas et chaussettes en haut et à droite de la couture.
Et puis le trousseau s’éteint doucement...
Oui, il va peu à peu être emporté par cette révolution dans l’histoire de la consommation que sont les grands magasins dès la fin du XIXe siècle. On y trouve les nouveautés, les collections de mode. Les jeunes filles, dès l’entre-deux guerres, vont quitter la lingerie héritée de leurs mères pour avoir des sous-vêtements dans le coup. On va entrer dans l’ère du jetable. Alors qu’avant on se transmet ce qu’on appelle le «flou», par exemple la chemise de nuit, en opposition avec la corseterie (la gaine) et la bonneterie (les bas), on commence à acheter du neuf. Et du coloré : les fabricants savent faire du vert, du rouge, du bleu, et non plus seulement blanc ou écru, les dessous bénéficient des innovations technologiques du domaine de la chimie - les nouvelles fibres artificielles ou synthétiques, comme la viscose ou la rayonne sont nées. Elles sont brillantes, soyeuses, faciles à entretenir, à laver, en un mot, modernes. Le nylon, créé en Amérique en 1938, va lui aussi révolutionner les sous-vêtements.
Comment l’industrie textile et ses ouvrières feront-elles face à la concurrence ?
Les sociétés ferment, comme Lora (société qui fabriquait des slips, dont celui préféré par madame Claude Pompidou, dit-on), ou le fabricant de bas Clairmaille, certaines entreprises familiales sont rachetées par de grands groupes comme Triumph International ou Vanity Fair Brand. La concurrence internationale est très forte dans les années 70-80, et, à la fin du siècle dernier, il ne reste plus d’usine de confection à proprement parler. Les sociétés, qui ont dû s’adapter et devenir agressives, vont fournir des tissus techniques et innovants pour la lingerie, des tissus pour voiture, des dentelles de qualités respectueuses des savoir-faire transmis depuis près d’un siècle, des baleines pour les corsets haute couture, etc.
Et les femmes dans tout ça ?
On a donné la parole aux ouvrières, dans le livre et dans l’exposition, pour avoir leurs mots sur leur vie, sur l’amour du travail bien fait, les grèves, les conditions de travail, les copines, 1968, la fermeture des usines. Pour le reste, on peut généralement observer tout au long de l’histoire de la lingerie, que le corps des femmes est toujours modelé afin de répondre au canon de beauté en vigueur. Et qu’en temps de prospérité économique, ce seront plutôt les silhouettes filiformes à la Jane Birkin, petits seins, tandis qu’en temps de crise, on sera plutôt demandeur de l’effet push-up de Wonderbra à la Eva Herzigova.
(1) Musée dauphinois, Grenoble. Jusqu'au 30 juin 2014.
Livre : les Dessous de l'Isère, une histoire de la lingerie féminine, Editions Libel, 29,50 euros.