Adoubé par la fashion mondiale, Nobuyoshi Araki est au Japon une grande star populaire. Du genre que l’on arrête dans la rue pour un autographe, ou que l’on retrouve transformée en attache plastique pour téléphone portable. En Occident, la faune branchée connaît souvent de lui ses photos pornographiques, surtout celles de kinbaku, cette forme de bondage sexuel en vogue sous l’ère Edo (aussi revisitée, bien que de manière moins prolifique, par cet autre maître de la photo nippone qu’est Daido Moriyama).

Il y a pourtant bien plus que le cul, au demeurant sublime, chez Araki. Il y a tout. Scènes de rue ou d’intimité, banalité du quotidien, plats consommés, fleurs savamment mises en scène, l’univers est passé au crible de son objectif virtuose, sa vie entière vécue par la médiation boulimique de la photo. Araki déboule sur la scène japonaise au début des années 70, lorsqu’influencé par la revue d’avant-garde Provoke, il conçoit, depuis le bureau où il est salarié, 25 recueils de photographies photocopiées (portraits, nus, écrans de télé, passants…), qu’il donnera à ses amis et enverra à des inconnus trouvés dans l’annuaire.

Peu après, il publie à compte d’auteur son premier livre, le puissant Sentimental Journey, qui relate en images toutes simples le voyage de noces qu’il fit avec sa femme Yoko Aoki, dans les îles d’Okinawa, mêlant prises de vue ordinaires de Yoko dans le train ou la campagne et photos érotiques. Le livre lui permet de dérouler sa conception d’une «I-photography» – ou photographie du moi, comme il existe des romans du moi – qui fera de lui le documentariste de sa propre existence.

Avec Yoko, l’aventure s’achève en 1990, quand elle meurt d’un cancer, et Sentimental Journey trouve alors son pendant sombre, Winter Journey, qui relate les derniers instants de Yoko, sa crémation. Mais Araki continue d’enregistrer le réel, furieusement. À près de 72 ans, il a publié à ce jour quelque 300 ouvrages. On ne peut d’ailleurs évoquer son travail, ni la photographie japonaise en général, sans mentionner que là-bas, elle se diffuse d’abord sous forme de livres, plutôt que de beaux tirages.

Les volumes d’Araki sont remarquables tant par leur élégance formelle que leur originalité de mise en page, dès ses débuts. L’assemblage de photos, les regards face-face, créent des correspondances, parfois osées, des échos, qui donnent une profondeur supplémentaire à l’ensemble. Ou, pour reprendre les mots du critique Germano Celant, des «mosaïques de solitude érotiques».
É. F.-D.